Religion grecque, singulier ou pluriel ?
Collège de France - Premier cours
Cette série a pour but de retranscrire certains cours donnés au Collège de France à divers moments et sur divers sujets, sous la forme de notes de cours avec des redirections vers les approfondissements éventuels.
Ces notes sont basées sur le cours Polythéisme grec, mode d’emploi donné par Vinciane Pirenne-Delforge, titulaire de la chaire Religion, histoire et société dans le monde grec antique, sur l’année 2017-2018.
Introduction et enjeux
Pour son premier cours au Collège de France, dans la traditionnelle chaire d’études hellénistiques, Vinciane Pirenne-Delforge, historienne des religions, s’emploie à développer un “mode d’emploi” du polythéisme grec. Avec sa multitude de dieux, ce monde reste en effet largement inconnu, difficilement accessible aux chercheurs occidentaux héritiers de deux millénaires de christianisme. Si, pendant longtemps, l’étude de ce monde fut dominée par l’analyse approfondie des grands textes littéraires comme ceux d’Homère ou d’Hésiode, Vinciane Pirenne-Delforge montre que ce point de vue est biaisé. Il ne permet en effet de n’accéder qu’à un niveau général de compréhension, alors que l’épigraphie (étude des inscriptions sur des supports durables), dont elle se fait l’avocate, permet une compréhension plus fine du polythéisme grec, dans sa dimension locale. Elle rejoint en ce sens une longue tradition d’historiens de la Grèce antique enseignant au Collège de France, illustrée par son prédecesseur Denis Koepfler :
[…] l’apport incessant des inscriptions grecques tient une place que le grand public, même cultivé, a quelque mal à mesurer.
Le monde grec compte ainsi, au IVe siècle avant notre ère, plus d’un millier de cités, et la religion grecque se décline dans chacune sous une forme propre, dotée d’un panthéon et d’un calendrier spécifiques. Au coeur de ces contradictions, le travail du chercheur consiste justement à en comprendre l’articulation, à interroger ces diverses représentations.
La figure d’Aphrodite en fournit un exemple frappant. Réduite un peu rapidement dans l’imaginaire occidental à la déesse de l’amour, Aphrodite est bien sûr très liée à la sexualité ; mais comment s’expliquer alors que les magistrats la remercient à l’issue de leur office ? Il faut pour cela invoquer la notion de mélange, à laquelle cette divinité préside dans la culture grecque ; mélange certes des corps dans la sexualité, mais aussi mélange sur l’agora de la parole persuasive pour les magistrats, mélange au combat des corps qui s’entrechoquent. Entre ces domaines qui nous paraissent si hétérogènes, les Grecs voyaient un lien, tant et si bien que si on se contente de résumer Aphrodite à son étiquette facile de déesse de l’amour, on ne comprend pas le polythéisme grec.
Un dernier point nous permettra d’engager la réflexion sur nos sociétés contemporaines. Le polythéisme grec ne prétend pas à la vérité, et d’ailleurs ne raisonne pas en terme de vérité et d’erreur, préférant voir dans les différents systèmes polythéistes une pluralité de points de vue. Les dieux du voisin, pourvu qu’ils soient nombreux, ne posent pas de problèmes, et peuvent même combler certaines lacunes dans le panthéon local. Dans notre époque marquée par des tensions religieuses qui restent fortes, cette approche ne peut manquer de susciter la réflexion.
Si l’Antiquité classique représente une part majeure de notre héritage culturel, sa dimension religieuse polythéiste ne se laisse pas facilement appréhender par nos réflexes modernes, et nécessite une certaine distanciation. Les clefs du polythéisme grec ne se trouvent pas dans les statues ou les dictionnaires, et il nous faut nous méfier à la fois de notre fausse proximité ressentie à la religion, et de la tendance apologétique chrétienne (centrée sur la défense méthodique du christianisme) qui a dominé les derniers siècles.
Dans cette perspective, Vinciane Pirenne-Delforge emprunte un chemin qui suivra trois problématiques liées :
- Doit-on parler de religion grecque au singuler ou au pluriel ?
- Les figures divines s'atomisent-elles dans la variété des lieux de culte, ou peut-on reconstituer un profil commun pour chacune d'elles ?
- Les actes sacrificiels ne sont-ils fondés que sur des pratiques strictement locales, ou sont-elles liées par un fonds commun
Le mot et la chose : religion
Le terme de religion est bien sûr culturellement très déterminé. Si l’acceptation moderne est relativement englobante, elle ne s’est cristallisée que vers la fin du XVIe siècle en Europe occidentale, aussi il est utile d’en parcourir l’histoire. Des références pour approfondir le sujet sont disponibles ici.
... la religion qui revient à prendre soin des dieux de manière adéquate, ...
Le terme latin de religio renvoie à un accomplissement scrupuleux des différentes actions nécessaires aux bonnes relations avec les dieux, comme en témoigne Cicéron ci-dessus. Dans cette religio comme cultus deorum, les dieux font partie de la communauté à laquelle les hommes appartiennent, des cités, et on entre en relation avec eux de façon adéquate. Si Cicéron élargit un peu plus tard le sens du terme à certaines relations scrupuleuses strictement humaines, par exemple entre enfant et parents, cet usage reste exceptionnel. La religio, en latin classique, regroupe ainsi à la fois une attitude et des pratiques scrupuleuses à l’égard des dieux.
Toutefois, les intellectuels chrétiens des premiers siècle de notre ère, écrivant également en latin, investissent le terme de religio pour décrire nostra religio, “notre religion”, infléchissant de manière nouvelle le sens du terme. Ainsi, prenant la défense de la foi chrétienne dans son Apologétique, Tertullien décrit au IIe la “vraie religion du vrai Dieu” :
Cette qualification par l’épithète verus de religio n’est jamais attestée en latin classique (non chrétien), excepté dans un commentaire de Servius sur l’Énéide de Virgile ; ce commentaire ne fait toutefois pas l’opposition entre vraie et fausse religion, et peut s’expliquer par l’influence grandissante du latin chrétien sur le vocabulaire employé à cette époque, celui-ci reprenant à son compte l’opposition classique entre superstitio (crainte excessive) et religio pour qualifier les religions polythéistes de supertsitio, et la religion chrétienne de vera religio.
Ce transfert de mots est très révélateur des changements religieux en arrière-plan. C’est ainsi qu’Augustin d’Hippone (ou Saint Augustin), évèque à l’époque de Servius, reprend la notion de “cité” (civitas, également “droit de cité”) de manière subversive : ce n’est plus la civitas qui est le lien de la communauté et le fondement de la relation aux dieux, mais c’est le lien de piété personnelle entre les chrétiens et Dieu qui constitue ce lien, désinvestissant la civitas.
Augustin sent bien toutefois les limites des mots existants, et s’oblige à forger des usages qui conviennent mieux à ses idées. Dans sa Cité de Dieu par exemple, il montre que l’acceptation polythéiste traditionnelle de la religio en tant que “respect que nous avons de ce qui rapproche les hommes” ne correspond que mal à la conception chrétienne d’une transcendance verticale. L’influence chrétienne dessine ainsi une distinction entre la sphère religieuse et la sphère sociale, distinction qui n’est pas opérée par les polythéismes grec et romain. Les chrétiens hellénophones, quant à eux, s’emparent du mot θρησκεία pour décrire leur conception de la religion (proche de la nôtre) ; très peu usité dans la littérature polythéiste, il ne se multiplie que sous la plume des auteurs juifs et chrétiens.
À partir du XVIe siècle, la compréhension moderne du terme de religion, comprenant diverses composantes comme la vénération, se cristallise. Au XVIIIe siècle, la perspective apologétique s’éloigne et la question se pose d’une religion naturelle, fonds commun à tous, et dont les religions existantes seraient toutes des actualisations.
Doit-on alors renoncer au terme de religion ? Le déterminisme culturel attaché à ce terme, le poids de l’héritage empêcheraient les chercheurs occidentaux modernes d’étudier d’un oeil neutre les différents systèmes religieux du monde ; il faudrait supprimer ce terme de la boîte à outils conceptuels d’analyse. Cependant, malgré la nécessité d’un concept pour l’analyse, il n’existe pas d’autre option viable permettant d’éviter à la fois le jargon (porteur de ses propres déterminismes), les anachronismes et les termes ad hoc (natifs, empêchant la comparaison).
[Nous choisissons alors de maintenir] le terme de religion à titre de concept opératoire, qui est à repenser et à affiner sans cesse dans les contextes dans lesquels on l’applique.
Vinciane Pirenne-Delforge propose alors de retenir, pour l’analyse, une définition de la religion modifiant légèrement celle donnée par Spiro en 1966 :
Le mot et la chose : polythéisme
Parcourons désormais l’histoire et les usages du terme de polythéisme, pour comparer à notre analyse précédente ; des références sont disponibles ici. Là où “religion” s’enracine dans la langue latine, “polythéisme” s’enracine dans la langue grecque, renvoyant à la multiplicité (πολυς) des dieux (θεος). Toutefois, on ne trouve pas en grec ancien (polythéiste) le terme πολυθεος.
Je vois ce trident, signe/symbole du dieu
πάντων δ ̓ ἀνάκτων τῶνδε κοινοβωμίαν | σέβεσθε
Honorez la communauté d’autels / l’autel commun de tous ces seigneurs
... ἐν θεῶν ἕδραισιν ὧδ ̓ ἱδρυμένας | ἐκδόντες ὑμᾶς ...
... vous livrant ainsi installées aux sièges des dieux ...
μηδ ̓ ἴδῃς μ ̓ ἐξἑδρᾶν| πολυθέων ῥυσιασθεῖσαν
Ne me laisse pas arracher aux sièges de ces nombreux dieux
τὰν ἱκέτιν εἰσιδεῖν | ἀπὸ βρετέων βίᾳ
arracher de force la suppliante aux statues
La seule attestation avant notre ère de termes similaires se trouve dans les Suppliantes d’Eschyle, dont des extraits se trouvent ci-dessus. Relatant l’histoire des Danaïdes qui, pour échapper à un mariage avec leurs cousins, se réfugient dans un sanctuaire à l’entrée d’Argos et refusent d’en être arrachées par les humains, Eschyle déploie un vocabulaire caractéristique du polythéisme grec :
- σημεῖον - plus qu'un signe, ce terme renvoie à un symbole spécifique, caractéristique distincte d'un dieu
- κοινοβωμία - autel commun ou communauté d'autels, ce terme renvoie à une combinaison spécifique de dieux dans un même santuaire, sorte de panthéon réduit
- ἕδραισιν ὧδ ̓ ἱδρυμένας - ces termes de la même famille d'ἱδρυειν (fondation, installation), montrent que les dieux sont installés parmi les hommes
- βρετας - les sièges des dieux sont leurs effigies, leurs statues
Le polythéisme étant largement majoritaire dans le bassin méditerranéen, il va pendant longtemps “de soi” et n’est pas explicité. Ce n’est qu’avec l’arrivée d’auteurs judéo-chrétiens, exprimant une franche hostilité pour les autres religions (contrastant avec la curiosité polythéiste), que la distinction apparaît. Dans la Septante (traduction grecque de la Bible hébraïque), on ne trouve pas encore le terme πολυθεος, mais bien souvent les mots εἴδωλον et εἰδωλολατρία (idole, idolâtrie), renvoyant à l’illusion de la vénération des objets faits de main d’homme, et des dieux ainsi représentés. Moins que sur la pluralité des dieux, c’est sur l’illusion, l’erreur des polythéistes que l’εἰδωλολατρία met l’accent.
Commentant la Septante dans un effort de rapprochement de la foi juive avec la philosophie antique (qui, à son grand dam, s’est développée dans un contexte polythéiste), Philon d’Alexandrie mentionne explicitement le terme de πολυθεος, tranchant avec la tradition et le texte biblique. La pluralité est cette fois mise en avant, et opposée aux principes du Décalogue (“Tu n’auras point d’autres dieux”) : à l’ochlocratie (gouvernement de la masse) du ciel grec s’oppose le cosmos chrétien comme monarchie divine. Philon livre également une typologie de la croyance polythéiste, en trois étapes : adoration de l’univers et de ses parties, fabrication d’idoles, culte des animaux. Il associe également le polythéisme aux ἀφιδρυμάτα (ce par quoi on installe un culte, lié à ἱδρυειν), montrant que les dieux sont dans le polythéisme installés parmi les hommes.
Les auteurs grecs chrétiens et apologistes feront leur, en plus de l’opposition entre monarchie et ochlocratie, la dichotomie opérée par Philon entre vérité (ἀλήθεια) et erreur, fausse croyance (ψευδῆ δόξα). Ces auteurs ont été longuement étudiés, en particulier par Francesco Massa. Celui-ci montre que, dans la civilisation grecque, la recherche de la vérité était l’apanage de la philosophie, et non de la religion ; les auteurs hellènes chrétiens verront donc le christianisme d’abord comme une philosophie, supérieure à toutes les autres. Par ailleurs, dans la société hellène d’alors, les groupes n’étaient pas identifiés par leur identité religieuse, comme l’indique Massa :
Les chrétiens ne constituaient pas un groupe religieux à part entière car ils n’appartenaient pas à un seul peuple. La seule catégorisation possible pour une communauté qui revendiquait pour elle un mode de vie particulier, sur la base d’un enseignement éthique et produisant une réflexion sur le divin, est celle d’hairesis, c’est-à-dire d’école philosophique.
De la nécessité subséquente de se distinguer à la fois des juifs et des religions traditionnelles de la Méditerranée antique, naîtront les outils langagiers en -isme dont nous sommes familiers. C’est ainsi que l’hellenismos se détache peu à peu de sa signification de “grec” pour désigner majoritairement les polythéistes grecs (équivalent du paganisme latin), les différenciant des adeptes du iudaismos et du christianismos. Au IIIe siècle, Eusèbe de Césarée voit dans la religion grecque une superstition issue de la théologie égyptienne et barbare, et qualifie la croyance en une multiplicité de dieux d’athéisme (et non plus de polythéisme), ce qui marquera longtemps la pensée chrétienne.
Avec les Grandes découvertes, les termes de paganisme et d’idolâtrie seront également mobilisés pour décrire les religions du Nouveau Monde. Le terme de “polythéisme” quant à lui suit une trajectoire plus lente et complexe. Après des siècles d’oubli (et de domination latine), les études grecques reviennent avec la fondation du Collège de France, au début du XVIe siècle, sous l’impulsion de Guillaume Budé. Ce dernier, humaniste, pose la question de la réconciliation de la culture (héritage antique) et de la foi (comme les Pères de l’Église à leur époque) : comment promouvoir l’humanisme sans contrevenir à la croyance chrétienne ? Dans sa défense des belles lettres contre les théologiens qui les rejetaient, Budé exhume le terme de polythéisme en latin pour bien montrer qu’il faut chercher à s’en détacher en le connaissant mieux :
En outre, Budé note très justement dans le De transitu que l’arrivée du christianisme a pu non seulement “désacraliser les sanctuaires et les oracles des dieux”, mais aussi “détruire les droits existants entre les peuples, entre les familles, entre les races”. Autrement dit, le christianisme est venu remplacer les identités autres que l’identité religieuse : en contexte polythéiste, il n’y a pas d’identité religieuse.
Le terme français de polythéisme apparaît avec Jean Bodin, juriste, dans son traité De la démonomanie des sorciers de 1580 ; il l’utilise toutefois uniquement pour dénoncer les hérésies chrétiennes qui ne respectent pas l’unicité du divin. À partir de la fin du XVIIe siècle, le paradigme change et le terme de “polythéisme” apparaît de plus en plus (en même temps que naît “monothéisme”) à mesure que l’histoire des religions se détache de la Bible. Au cours du XIXe siècle, le terme de “polythéisme” devient un concept commode désignant la pluralité des dieux, une étape majeure du développement religieux de l’humanité (pour Tylor, dans l’ordre animisme - polythéisme - monothéisme - science).
Le terme reste peu usité par les hellénistes au XIXe siècle, ou uniquement en contraste aux autres systèmes religieux. Il faut attendre 1930 pour que le “polythéisme” caractérise, en tant que label à part entière (et non plus par contraste), la religion grecque antique. Sa spécificité s’affirme au fil du XXe siècle, jusqu’à la reconnaissance internationale, au début du XXIe siècle.
Par rapport à notre définition précédente de la religion, le polythéisme précise un certain profil pour la sphère supra-humaine dont il est question, non seulement en terme de pluralité des entités divines, mais aussi au niveau de la culture sous-jacente.
Hérodote, “historien des religions et du polythéisme”
Avant d’en arriver à l’étude d’Hérodote, rappelons-nous de notre problématique principale. Une fois accepté le terme de religion, la question est de savoir s’il faut l’utiliser au singulier ou au pluriel, s’il faut distinguer une ou des religions grecques. Lorsque la Grèce était formée d’une collection de centaines de cités, chacune d’entre elles disposait d’un panthéon, d’un calendrier et de rituels spécifiques. C’est pourquoi certains chercheurs ont proposé et préféré le pluriel, à l’instar de Simon Price, “to suggest the resulting variety, in both space and time” (Religions of the Ancient Greeks). Cette tension entre le général (panhellénique) et le particulier (local) se retrouve dans le cadre plus large de la cité grecque, de la πολις ; cette fois cependant, les auteurs n’hésitent pas à employer largement le singulier, incités probablement par l’existence du terme exact en grec ancien (alors que θρησκεία reste très peu usité).
C’est dans l’objectif de saisir cette tension, à la fois au niveau de la cité et de sa composante religieuse, qu’Hérodote, historien grec du Ve avant notre ère, apparaît comme une source privilégiée (voir approfondissements ici et ici), et ce pour plusieurs raisons.
- L'ampleur du matériau disponible en matière de religion
- La posture spécifique adoptée par Hérodote à l'égard de la sphère religieuse. Dès l'Antiquité, Hérodote est vu comme un Homère en prose, décrivant à la fois une grande guerre (comme l'Iliade) et le monde connu, les sociétés qui l'entourent (comme l'Odyssée) afin de les préserver de l'oubli. Toutefois, il ne se prévaut pas de l'inspiration divine, et surtout il change de point de vue sur ce qui est accessible et dicible à propos des dieux.
- La traduction culturelle qu'il opère quand il décrit les traditions des autres peuples (ethnographie). Comme le dit François Hartog, "[Hérodote] découpe le réel de l'autre selon des catégories grecques" (Le Miroir d'Hérodote) : la grille de lecture des données ethnographiques est helléno-centrée. Cela permet de découvrir, en creux, la représentation que les Grecs ont de leur propre religion.
- Le déploiement de la tension entre unité et diversité des figures divines grecques en parallèle de la description des Guerres médiques.
Comme il l’indique dès la préface, le travail d’Hérodote porte sur les faits mémorables des Grecs et des Barbares durant les Guerres médiques ; mais au fil de son Enquête, il nous livre une description détaillée des traditions, coutumes et habitudes de vie des différentes populations engagées dans le conflit. Au sein de celles-ci, on trouve les diverses manières d’honorer les dieux, qui sont indissolublement liées aux pratiques traditionnelles sans posséder d’étiquette spécifique qui permette de les distinguer. C’est en fait le terme de νόμοι qu’Hérodote emploie pour décrire les us et coutumes d’un peuple.
Le champ sémantique de νόμος renvoie à la division, la répartition selon l’usage, selon la convenance ; ce n’est pas une simple distribution, mais plutôt ce qui régit la vie en société. Le terme apparaît pour la première fois non chez Homère, mais chez Hésiode :
Aujourd'hui encore, tout humain d'ici-bas qui veut, par un beau sacrifice offert selon la coutume, implorer une grâce invoque Hécate.
Hérodote s’inscrit dans une réflexion qui lui est contemporaine, et qui pose la question des relation entre νόμος et φύσις, c’est-à-dire (grossièrement, suivant des critères anachroniques) entre culture et nature : comment s’opposent ou se lient les institutions humaines d’une part et la complexion du vivant, en développement indépendamment de l’initiative humaine, d’autre part ? Ce discours se retrouve de manière aiguë à l’époque d’Hésiode, à la fois chez les présocratiques et chez les disciples d’[Hippocrate. La conscience qu’Hérodote a de cette opposition est manifeste dans le dialogue entre Démarate (roi déchu de Sparte, exilé en Perse) et Xerxès (roi des Perses), où ce dernier veut savoir si les Grecs oseront porter la main sur son armée surpuissante :
La dimension acquise et construite des νόμοι traverse l’ensemble de l’oeuvre : ce sont bien des constructions humaines qui se rapportent notamment à la sphère suprahumaine. C’est ainsi qu’Hérodote décrit les νόμοι des Perses dès le premier livre :
De cette description helléno-centrée, on peut tenter de reconstruire des aspects positifs de la religion grecque qui sont présents en creux. On retrouve la notion d’installation des figures divines (ἱδρυειν), les actes à la fois individuels et collectifs pour entrer en relation avec les dieux, une capacité à donner des noms grecs aux dieux étrangers (témoin d’une certaine plasticité), et l’importance de l’interaction entre peuples dans la constitution des panthéons ; on voit également poindre des pratiques sacrificielles ou rituelles. Englobant tous ces aspects, la religion relève effectivement des νόμοι comme pratique socialement sanctionnée. Ce sont donc des modèles culturellement déterminés qui régissent les normes concernant la shpère supra-humaine, ce qui légitimerait la religion grecque au singulier, tandis que la diversité des pratiques plaide pour une religion plurielle.
Au fil d’une description des pratiques d’autres peuples, Hérodote note particulièrement certains phénomènes ou coutumes : communautés de femmes, refus des dieux étrangers et replis sur les dieux “des pères”, vénération d’un seul dieu (le soleil), … Il propose parfois des éclaircissements concernant certaines pratiques qui paraîtraient étranges à son lectorat : il explique ainsi une coutume de sacrifice de chevaux par un lien avec l’identité du dieu (le plus rapide des animaux pour le plus rapide des dieux), créant un parallèle, une analogie imagée. Plus loin, il décrit les usages des Scythes, traduisant leurs dieux en grec, et notant la non-installation des figures divines (due au caractère nomade du peuple) :
Revenant à l’extrait sur les coutumes des Perses, on constate que, pour les Grecs, les dieux sont à la fois installés parmi les hommes et de même complexion que les hommes (ἀνθρωποφυέας), c’est-à-dire non seulement anthropomorphes mais aussi nouant des relations similaires aux relations humaines. Ainsi, les dieux font véritablement société avec les humains qui les accueillent ; par ailleurs, la représentation traditionnelle des dieux est intimement liée aux pratiques qu’elle semble induire (l’installation semble causer l’anthropomorphisme). L’utilisation de νομίζειν dans deux contextes différents montre l’enchâssement des représentations et des coutumes d’hommage.
L’intégralité du livre II de l’Enquête est consacrée à l’Égypte, et c’est également dans cette partie qu’Hérodote prend le plus explicitement position par rapport à la sphère religieuse : “Sur les choses divines (τὰ θεῖα) […], je ne suis pas disposé à les exposer, à la seule exception de leurs noms, considérant que tous les hommes en ont une égale connaissance ; les mentions qu’il m’arrivera d’en faire, ce sera aux nécessités de la narration qu’elles seront dues. En ce qui concerne les affaires humaines (τὰ ἀνθρωπήια πρήγματα), …” (Enquête, II, 3-4). Il met ainsi en regard les affaires divines (τὰ θεῖα πρήγματα) et les affaires humaines (τὰ ἀνθρωπήια πρήγματα), et émet une réserve sur les premières (sa piété, même si elle joue un rôle, n’en paraît pas l’unique justification). S’il ne se garde pas de fournir des interprétations religieuses générales, employant à cette occasion un vocabulaire générique comme οἱ θεοί (les dieux) ou τὸ δαιμόνιον (le divin), il s’en tient pour ce qui concerne des divinités spécifiques à des discours rapportés, nécessaires à la narration. Les dieux particuliers ne sont pas des acteurs de l’Enquête, ce qui tranche encore avec la tradition poétique : les dieux ont presque complètement disparu dans le rôle d’instances spécifiques agissantes.
Hérodote adopte ainsi un point de vue exclusivement tourné vers les affaires humaines. Il prend également une hypothèse diffusionniste sur la distribution des usages religieux, en particulier sur les dénominations (οὐνόματα) donnés aux dieux (ou encore l’usage d’utiliser des dénominations), qui seraient majoritairement passés de l’Égypte à la Grèce (via les Pélasges, peuple peuplant la Grèce avant les Grecs) :
Autrefois, à ce que j’ai entendu dire à Dodone, les Pélasges offraient tous les sacrifices en invoquant «des dieux», sans désigner aucun d’entre eux par un surnom ou par un nom (ἐπωνυμίην δὲ οὐδ’ οὔνομα ἐποιεῦντο οὐδενὶ αὐτῶν) ; car ils n’avaient encore rien entendu de pareil. Ils les avaient appelés ainsi (θεούς) en partant de cette considération que c’est pour avoir établi (θέντες) l’ordre dans l’univers que les dieux présidaient à la répartition de toutes les choses. Plus tard, au bout de beaucoup de temps, les Pélasges apprirent à connaître, venus d’Égypte, les dénominations des dieux autres que Dionysos (ils apprirent bien plus tard celui de Dionysos) ; un temps passa encore, et ils consultèrent sur ces dénominations à Dodone; l’oracle de Dodone est regardé en effet comme le plus ancien qu’il y ait chez les Grecs, et il était le seul à cette époque. Les Pélasges demandèrent donc à Dodone s’ils adopteraient les dénominations qui venaient de chez les Barbares; et l’oracle leur répondit d’en faire usage (ἀνεῖλε τὸ μαντήιον χρᾶσθαι). À partir de là, ils sacrifièrent en utilisant les dénominations des dieux (ἀπὸ μὲν δὴ τούτου τοῦ χρόνου ἔθυον τοῖσι οὐνόμασι τῶν θεῶν χρεώμενοι). Et les Grecs, ensuite, les reçurent d’eux.
Traduire ainsi οὐνόματα par dénominations plutôt que noms met l’accent sur un point important, rendant justice au texte : ce qui est passé des Égyptiens aux Pélasges, ces οὐνόματα, est moins le nom des dieux que le fait d’identifier, en leur attribuant un nom spécifique, des profils divins au sein d’un ensemble de dieux jadis indifférenciés. Ces profils sont ainsi bien davantage susceptibles de passer d’une culture à l’autre, après interprétation et avec transposition du nom lui-même. C’est aux poètes, Hésiode et Homère, qu’Hérodote attribue la constitution et la configuration du panthéon grec, en déployant la dénomination des dieux établie avant eux : la créativité et les institutions humaines sont largement à l’oeuvre dans la représentation des dieux, et on retrouve l’importance du νόμος.
Dieux grecs ou dieux des Grecs ?
Revenons plus précisément à la tension entre le général et le particulier, qui reste notre fil rouge. Quand on quitte les livres odysséens (ethnographiques) pour se plonger dans les livres iliadiques (récit des Guerres médiques), quelle image percevons-nous des dieux ? Les Grecs engagés dans le conflit partagent-ils une même vision du monde divin, comme le laisse entendre la section précédente, ou perçoit-on dans l’Enquête d’Hérodote une fragmentation des divinités en fonction des cités particulières ? Autrement dit, doit-on parler de dieux grecs ou de dieux des Grecs ?
Commençons par définir ce que recouvre le fait d’être grec, à l’aide des approfondissements. Une des premières définition de ce qui constitue une communauté grecque se trouve dans un passage célèbre du livre VIII d’Hérodote. Donnons le contexte : après la bataille de Salamine, victoire maritime décisive contre les Perses, ceux-ci dépêchent un émissaire aux Athéniens pour les inciter à se détacher de la coalition grecque et à rejoindre l’empire perse. Les Athéniens refusent catégoriquement, et professent leur attachement à leurs alliés. La première raison qu’ils donnent pour justifier ce refus est “l’impérieux devoir de punir le plus sévèrement possible l’incendie, la réduction en un tas de décombres, des statues et des demeures des dieux (τῶν θεῶν τὰ ἀγάλματα καὶ τά οἰκήματα)”. Après plusieurs pillages d’Athènes, il s’agit de punir l’arrogance des Perses. Le deuxième argument nous en apprend davantage :
[Il est inconcevable de trahir] l’Hellenikon, même sang et même langue, des établissements communs des dieux ainsi que des sacrifices, des mœurs et des manières semblables
Cette énumération ajoute des éléments qui précisent ce que regroupe la grécité, en particulier le fait de se retrouver dans des sanctuaires régionaux ou panhelléniques (Delphes, Olympie) où les dieux sont installés, enracinés localement. Une telle énumération ne permet cependant pas de faire de la religion un facteur d’unité de l’Hellenikon. Ce ne sont ainsi pas les dieux en eux-mêmes qui sont décrits comme communs, mais des lieux fondés par une décision commune. Il n’y a par ailleurs par de territoire commun au sens propre. La communauté décrite par Hérodote est rituelle et transitoire, et on n’y trouve pas jusqu’ici d’identité religieuse partagée par tous les Grecs.
Il faut ensuite attendre les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse, au tournant du millénaire (près de quatre siècles après Hérodote), pour retrouver une définition de la grécité. Ce faisant, il évoque cette fois des dieux communs aux Grecs. Il s’agit pour lui d’exalter Rome comme cité idéale en l’enracinant dans la Grèce antique, inaltérée par le passage ultérieur des Barbares ; cette perspective téléologique l’inscrit dans une référence culturelle (par opposition à la référence cultuelle du texte d’Hérodote) et une certaine généralité dans le propos.
Bien d'autres en effet, vivant au milieu des barbares, ont en peu de temps désappris tout l’Hellenikon au point de ne plus parler grec, de ne plus suivre les habitudes des Grecs, de ne pas reconnaître les mêmes dieux qu’eux, ni leurs lois tempérées – toutes choses qui principalement marquent la différence entre la nature grecque et la nature barbare –, ni même n’importe quel autre signe distinctif.
Hérodote ne mentionne, quant à lui, qu’une seule fois des dieux communs (θεούς τε κοινοὺς), et fait parfois référence à des dieux grecs. Chacune de ces évocations n’a toutefois lieu, à chaque fois, que dans le contexte d’appel à l’unité, à l’aide, à la fédération : il semble qu’il s’agisse de représentations servant dans la lutte contre les Barbares, sorte d’emphase rhétorique. Dans le passage suivant néanmoins, des interlocuteurs venant de cités différentes, mais tous deux grecs, invoquent les dieux des Grecs dans leur plaidoyer ; cette catégorie peut donc être mobilisée.
« Nous vous abjurons, au nom des dieux des Grecs, de ne pas établir de tyrans dans les villes. Ne renoncerez-vous pas à votre dessein ? Allez-vous entreprendre, contre toute justice, de ramener Hippias ? Sachez que, eux du moins, les Corinthiens ne vous approuvent pas.» (93) Ainsi parla Soclès, député de Corinthe. Et Hippias, invoquant les mêmes dieux qu’il avait évoqués, lui répondit ...
Passons désormais à un autre élément du dossier des dieux grecs : la description qu’Hérodote fait de la fondation du sanctuaire de Naukratis, appelé Hellènion. Naukratis, cité du delta du Nil, apparaît dans la description faite par Hérodote au livre II ; selon lui, cette cité aurait été offerte aux Grecs par le pharaon Amasis pour leurs échanges commerciaux, au titre d’emporion (comptoir commercial).
À ceux qui ne voulaient pas habiter là, mais que la navigation y amenait, il concéda des emplacements pour y établir des autels et des enceintes pour des dieux. La plus grande de ces enceintes sacrées, la plus célèbre et la plus fréquentée, appelée Hellènion, a été établie en commun par les cités que voici : les cités ioniennes de Chios, Téos, Phocée et Clazomènes ; les cités doriennes de Rhodes, Cnide, Halicarnasse, Phasélis ; et une seule cité éolienne, celle de Mytilène. Telles sont les cités à qui appartient l’enceinte sacrée, et ces mêmes cités sont celles qui fournissent les officiels du comptoir commercial ; toutes les autres cités qui prétendent y avoir part le prétendent sans aucun droit. Indépendamment, les Éginètes pour eux-mêmes ont fondé un sanctuaire de Zeus ; les Samiens, un autre d’Héra ; les Milésiens, un d’Apollon.
Rajoutons quelques éléments. Malgré sa consonance panhellénique, le nom d’Hellènion opère plus probablement un contraste entre les communautés grecques installées à Naukratis, et l’environnement égyptien. Par ailleurs, il s’agit de la cristallisation d’une identité certes grecque, mais géographiquement très localisée : toutes les cités mentionnées se trouvent sur la côte de l’Asie mineure, à l’exception d’Égine (qui n’est pas fondatrice du sanctuaire). Le sanctuaire de Naukratis n’est ainsi pas panhellénique au sens strict.
Malheureusement pour nous, Hérodote ne mentionne pas explicitement le nom des dieux honorés dans le sanctuaire commun. L’archéologie moderne a toutefois pu découvrir et déchiffrer des inscriptions et poteries présentes sur le site, permettant de combler certaines lacunes : on trouve ainsi mention d’Aphrodite, Apollon, Hercule, les Dioscures, … Par ailleurs, une trentaine de tessons évoquent des dieux génériques, qui nous intéressent particulièrement : les inscriptions rendent alors hommage à τοῖς Ἑλλήνων θεοῖς, les dieux des Grecs. Cela laisse entendre qu’un groupe générique de dieux pouvait être honoré en tant que tel, même si des dieux singuliers pouvaient également être honorés dans l’enceinte.
Revenant à la tension entre le général et le particulier, il est intéressant de dresser un parallèle avec la situation des douze dieux. Hérodote atteste en effet de l’existence dès son époque de cette sorte de panthéon réduit, dont les Grecs auraient hérité les noms des Égyptiens. De cette observation, Stella Georgoudi tire (voir approfondissements) quatre constats :
- L'ensemble que forme le groupement générique des douze dieux peut être assumé comme tel par les Grecs, et mobilisé sur le plan cultuel, sans qu'il y ait d'identification obligatoire des dieux singuliers : le groupe lui-même est utilisable
- Lorsque les dieux singuliers sont identifiés, cette identification est à géométrie variable suivant les lieux : il n'existe pas de liste canonique des douze dieux, c'est un ensemble flexible et adaptable.
- Le culte des douze dieux que l'on retrouve dans certaines cités (aux douze dieux comme tels) correspond à une sollicitation d'unité et de cohésion du corps civique.
- Le groupe peut correspondre à des aspirations davantage panhelléniques face à ce qui n'est pas grec : c'est une sorte d'affirmation de l'hellénisme.
Le groupe des douze dieux forme ainsi un ensemble qui peut rester tel quel : il s’agit alors d’une pluralité qui est conçue comme une entité cultuelle, destinataire d’un hommage rendu par les humains. La constitution même de ce groupe, unité sous-tendant la diversité, traduit la tension entre général et particulier. Le groupe peut également, en fonction du contexte, se déployer en douze dieux distincts. De même que ces douze dieux, les “dieux des Grecs” de Naukratis forment une collectivité ; dans un contexte cultuel, l’hommage peut s’adresser au groupe comme à des dieux singuliers. La juxtaposition entre une entité plurielle et une pluralité d’entités est activable, et les dieux sont “singularisables”. Ainsi à Naukratis, les dieux honorés à l’Hellènion sont à la fois les dieux singuliers associés à ce sanctuaire, et une représentation générique protégeant les Grecs de ce qui n’est pas hellène.
Clarifions dès à présent un point central de nos considérations. Hérodote ne fait pas, comme on pourrait le penser, des dieux une figure purement théorique ; il n’opère pas de distinction entre les dieux des poètes, et ceux auxquels on adresse des sacrifices au temps des Pélasges. Cette distinction est en effet le sujet de débats, dans la communauté des chercheurs, entre deux positions qui rappellent la tension qui nous occupe :
- La notion de "dieux grecs" ne forme qu'un arrière-plan rhétorique, décorrélé des pratiques cultuelles locales ; l'idée de dieux communs à tous les Grecs n'est qu'un leurre en dehors des sanctuaires majeurs.
- Il existe une continuité entre les dieux de la poésie et ceux des cultes, continuité qui reste à déterminer. C'est l'hypothèse favorisée par l'oeuvre d'Hérodote.
Il y a ainsi continuité entre le nom des dieux, partagés par tous les Grecs, et les déclinaisons locales des différents surnoms qui sont leur sont donnés. C’est ce qu’illustre un nouveau passsage du livre I de l’Enquête, où Zeus est invoqué sous divers surnoms en même temps. Cette pluralité inhérente à chaque dieu est une des clefs fondamentales du polythéisme grec ; mais jusqu’à quel point doit-on l’envisager ?
Dans l’excès d’affliction que lui causait son malheur, il invoquait Zeus comme patron des purifications, le prenant à témoin du mal que l'étranger lui avait fait ; il l’invoquait comme protecteur du foyer et de l'amitié – c'était ce même dieu qu'il dénommait –, comme protecteur du foyer, parce qu'après avoir accueilli l'étranger dans sa demeure il avait nourri sans le savoir le meurtrier de son fils ; comme protecteur de l'amitié, parce qu'après l'avoir envoyé avec Atys en guise de gardien, il avait trouvé en lui son pire ennemi.
Considérons les différents facteurs de multiplication inhérents à la sphère suprahumaine des Grecs.
- Même si le terme de polythéisme évoque d'abord des divinités, le monde suprahumain est peuplé de dizaine de héros, destinataires d'hommages rituels ayant un ancrage local.
- L'existence de dieux dont le théonyme est un pluriel : les Moires, les Muses, les Heures, etc. Ces collectifs sont généralement honorés en tant que tels, mais peuvent être déployés en individualités (en nombre non fixé : les Charites sont 3 chez Hésiode, 2 à Sparte d'après Pausanias). On sait par ailleurs que les douze dieux d'Olympie étaient honorés par paires (Zeus Olympios-Poséidon, Héra-Athéna, ...) dans certains sanctuaires ; le fait que l'une de ces paires soit constituée des Charites et de Dionysos contribue à asseoir l'unité des premières.
- Le nom de certains dieux est régulièrement assorti d'une épiclèse (épithète permettant de préciser l'aspect spécifique de la divinité invoquée, dans une démarche cultuelle ; voir par exemple Nommer les dieux), comme le montre l'extrait précédent de l'Enquête. Parmi les plus connus, on trouve Zeus Olympios ou Athéna Nikè. Chaque dieu est ainsi pluriel, avec des profils différents dans chaque cité.
Quels liens peut-on alors tisser entre les différentes facettes d’un même dieu, Zeus ? Lorsque Hérodote précise que, malgré les trois épiclèses renvoyant à deux domaines de compétence différents, “c’était ce même dieu qu’il dénommait”, ce n’est pas parce que ses lecteurs pourraient penser qu’il s’agit de dieux différents, mais qu’ils pourraient considérer qu’il ne s’agit plus de Zeus (le théonyme non répété appelant une clarification formelle). Cette unité, si elle est mise à mal par les extraits suivants, résiste à une analyse dans le contexte de ces derniers (“les dieux sont des puissances et non des personnes“ d’après J.-P. Vernant, des entités dont les humains attendent qu’elles déploient leurs pouvoirs spécifiques à leur bénéfice). Il s’agit de comprendre à quoi correspond chaque dénomination (regroupant plusieurs aspects ou facettes), par rapport aux autres divinités du panthéon.
S’il existe une seule Aphrodite ou bien deux, Ourania et Pandèmos, je ne sais, car Zeus, qui paraît toujours le même, possède de nombreux noms. Ce que je sais, pourtant, c’est que, pour chacune des deux séparément, il existe des autels et des temples, et aussi des rites qui, pour la Pandèmos, sont pleins de relâchement, tandis qu’ils sont plus purs pour Ourania.
Parmi les Aphrodites - car la déesse n'est pas une -, la Kastniètis l'emporte en sagesse.
L’étude des οὐνόματα des dieux dans l’Enquête renforce cette notion de puissance. Souvenons-nous en effet des différentes étapes décrites par Hérodote dans son histoire des dieux grecs. Les dieux sont d’abord les θεοι indifférenciés honorés par les Pélasges. Ils empruntent ensuite (aux Égyptiens) des dénominations, identificant ainsi les profils spécifiques de certains dieux en leur attribuant des noms. Ce sont finalement les poètes qui donnent à ces profils des contours bien plus précis, en les inscrivant dans une véritable société divine ; décrivant cette société comme régie par des règles de fonctionnement, des νόμοι, empruntées au monde des hommes, ils dotent ainsi les dieux d’une complexion humaine (ἀνθρωποφυέας).
Peu importe le crédit historique à apporter à ces 3 étapes ; ce qui est intéressant, c’est la façon dont Hérodote, témoin intérieur de la culture grecque, se représente le système religieux auquel il appartient. Et ce que l’on y trouve, c’est que les dieux sont d’abord des puissances, et que leur anthropomorphisme est surtout le fait des poètes qui leur ont appliqué des νόμοι humains. La tension entre le général et le particulier est inhérente à la représentation des dieux grecs.
Νομίζειν τοὺς θεούς : reconnaître et honorer les dieux
Nous avons rencontré précédemment les νόμοι et le verbe νομίζειν, sans préciser explicitement ce que recouvrait ce dernier. Dans les passages de l’Enquête que nous avons déjà analysés, il prend des sens différents et complémentaires : “considérer que”, “croire que” (proposition infinitive, cf ἐνόμισαν, I, 131) ; “avoir coutume de” (infinitif, cf νομίζουσι, I, 131) ; “avoir l’usage de” (avec un COD, cf νομίσαι, II, 4). Comment comprendre alors l’expression Νομίζειν τοὺς θεούς, qui apparaît régulièrement dans les textes ? C’est en effet dans la traduction que l’on donne de cette expression que se révèle la problématique de la croyance en Grèce antique. Peut-on traduire Νομίζειν τοὺς θεούς par “croire aux dieux” ?
Replaçons cette problématique dans son contexte (grâce aux approfondissements ici) afin de saisir son ampleur historiographique et les enjeux des débats. Nous l’avons vu, l’acception moderne du terme religion nous est hérité d’une inflexion opérée par les penseurs chrétiens en latin, qui donnent à religio le sens de “lien vertical personnel à un Dieu unique dont le message fonde toute autorité”. Cela transforme la portée du terme, puisqu’il recouvrait majoritairement, dans un contexte polythéiste, une pratique plutôt qu’un lien.
L’acception chrétienne de la religion a pleinement intégré la notion de croyance, et d’adhésion au message de Dieu, donnant un cadre à l’idée de conversion. Dès lors, quand les sciences humaines en construction s’emparent de la notion de religion, au milieu du XIXe siècle, elles associent à la fois pratiques et croyances à sa définition. Certains savants reconnaissent très vite la nécessité de nuancer ce propos : ainsi au tournant du XXe siècle, Émile Durkheim, père de la sociologie moderne, refuse de considérer que le divin est un élément constitutif de la religion, lui préférant l’idée de choses sacrées. Il garde cependant en bonne place les croyances et les pratiques dans la définition de religion, et explicite ce qu’il entend par celles-ci.
Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent.
Il faut attendre les années 1970 pour que s’enclenche une réflexion sur la notion de croyance et sa pertinence en tant qu’outil (notamment avec l’ouvrage Belief, Language and Experience de Rodney Needham, en 1972), sous l’impulsion des anthropologues qui ne cachent plus leur scepticisme. Pour nombre d’entre eux en effet, le terme de croyance ne correspond pas à ce qu’ils observent sur le terrain ; à l’inverse, pour les défenseurs du mot, on ne peut parler de religion sans croyance. Doit-on renoncer au champ sémantique de la croyance pour étudier la religion des Grecs ?
Illustrée par l’essai Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? de Paul Veyne (1983), cette problématique s’est étendue des mythes à la croyance dans les dieux eux-mêmes. Ces travaux relèvent de différents points de vue. Ainsi, Paul Veyne exhibe différents régimes de vérité : les Grecs croyaient en leurs mythes, mais pas toujours de la même manière, en fonction du contexte. Mais lorsque Manuela Giordano-Zecharya écrit As Socrates shows, the Athenians did not believe in gods, ce n’est plus l’adhésion à des propositions cognitives (“Chronos a-t-il dévoré ses enfants ?”) qui est en jeu, mais la pertinence du fait de parler de croyance dans le cadre du polythéisme grec, qu’elle nie ici. S’il y a généralement consensus sur l’absence de dogme dans le polythéisme grec, sans révélation ni écritures sacrées, il est un peu extrême d’affirmer que les rituels se suffisent à eux-mêmes. Pour trouver un juste milieu, il s’agit de déterminer le rapport des Grecs à leurs dieux : c’est ce que nous allons explorer dans le Νομίζειν τοὺς θεούς.
Cet extrait très célèbre de Xénophon montre encore différentes formes du verbe νομίζειν, et semble apporter de l’eau au moulin de Giordano (puisque seuls les rituels sont mentionnés pour la défense de Socrate). Il s’agit cependant d’être prudent, et d’examiner plus attentivement la disposition d’esprit induite par νομίζειν : nous l’avons vu, la variété des significations apparaissant dans l’Enquête impose de considérer en première hypothèse à la fois la croyance (adhésion à une proposition formelle) et les pratiques (avoir l’usage de). L’étude de l’oeuvre de Pausanias offre alors un intérêt spécifique, pour trois raisons majeures :
- L'intérêt de l'auteur tant pour les vestiges de la vie religieuse du passé que pour l'actualité des rites de son époque
- L'abondance du matériau disponible
- L'émulation entre la démarche de Pausanias et l'Enquête d'Hérodote, sept siècles plus tôt, qui lui servira de modèle.
... parce que, selon leurs propres dires, Héraclès fut reconnu comme dieu par les Marathoniens les premiers.
... σέβονται δὲ οἱ Μαραθώνιοι ... ̔Ηρακλέα, φάμενοι πρώτοις ̔Ελλήνων σφίσιν ̔Ηρακλέα θεὸν νομισθῆναι ...
... les gens de Marathon vénèrent Héraclès, disant qu'il fut reconnu comme dieu par eux, les premiers parmi les Grecs
θεὸν δὲ ̓Αμφιάραον πρώτοις ̓Ωρωπίοις κατέστη νομίζειν, ὕστερον δὲ καὶ οἱ πάντες ῞Ελληνες ἥγηνται.
C'est chez les gens d'Oropos les premiers q'il fut établi de reconnaître Amphiaraos comme dieu, et ensuite tous les Grecs ont suivi.
On voit là qu’Héraclès et Amphiaraos ont subi un changement de statut (vers le statut de dieux), qui justifie la traduction de reconnaître. Ce processus n’est pas réservé aux héros : Ilithyie, d’abord honorée par les Déliens (puis dont le nom ὄνομα est transmis aux autres comme chez Hérodote), est également reconnue comme déesse. On constate par ailleurs dans la mise en scène des panthéons, tant chez Hérodote que chez Pausanias, que la dénomination d’un dieu est le coeur de l’identification du profil divin. De même, la reconnaissance de ce profil est étroitement liée à l’établissement des honneurs dus à la figure divine.
Ce point éclaire la traduction de νομίζειν, qui devient, suivi d’un théonyme à l’accusatif, reconnaître et honorer. Il entremêle ainsi les registres des représentations et des cultes, en explicitant l’inscription officielle d’un dieu dans les νόμοι du groupe qui l’accueille. C’est également, nous l’aurons compris, la traduction de νομίζειν τοὺς θεούς : reconnaître et honorer les dieux en s’inscrivant dans une tradition. Il y a donc à a fois un processus cognitif et une démarche concrête ; c’est une combinaison, un phénomène que l’on retrouve de la même manière chez les Romains.
Revenons alors à la question qui nous a conduit ici : est-il pertinent de conserver la catégorie du croire pour parler de religion grecque ? Tout dépend de ce que l’on entend dans le verbe croire. L’acception moderne de croyance tend en effet à désigner à la fois ce que l’on croit et le fait de croire, à la fois un contenu et l’adhésion à ce contenu, comme le montre Roberte Hamayon :
À l’inverse, de nombreuses cultures n’établissent pas un lien nécessaire entre ce que l’on croit (le contenu) et le fait de croire (l’adhésion à ce contenu). L’objet de la croyance est alors non pas exclusif, mais négociable, flexible, pluriel, dans une attitude d’adhésion fluide. Il y a croyance, mais pas en un dieu ou ensemble de dieux fixes. Dans cette négociation avec des entités non-humaines, les actes rituels sont autant de mises à l’épreuve essentielles de l’objet de croyance, inscrites dans les νόμοι du groupe.
C’est ce que Roberte Hamayon appelle la dynamique spéculative, où l’objet de la croyance est dissocié du fait de croire. Cette dissociation est niée par les auteurs chrétiens qui choisissent de lier la religion à la vérité dans la vera religio. Si la croyance chrétienne n’est pas toujours monolithique (comme en témoigne l’existence de quatre évangiles et de commentaires), l’Église s’impose comme institution forte, médiatrice entre les hommes (croyants) et Dieu (l’objet de croyance), renforçant le lien.
Il n’y a pas, dans les religions grecques et romaines antiques, de croyance en ce sens, mais des représentations au sens de Durkheim ; ces représentations sont autant de manières d’identifier et de reconnaître les dieux que l’on honore et leurs manifestations. Les Grecs croyaient que les dieux étaient là et faisaient communauté avec les hommes ; les Grecs croyaient qu’il était bénéfique d’honorer les dieux. Il s’agit de la dimension cognitive du croire que, qui laisse fondamentalement la place au doute quant à l’objet de la croyance. Ce doute enclenche la dynamique spéculative qui donne naissance à la fois aux représentations multiples et aux rituels, qui sont autant d’expérimentation de l’efficacité et de la validité de la représentation. C’est tout cela qui est contenu dans l’expression νομίζειν τοὺς θεούς.
Il paraît donc nécessaire d’abandonner les termes de croire à, croire en, ou croyants pour parler des religions grecques et romaines, sans pour autant les réduire à un ritualisme froid. Les Grecs pouvaient avoir foi, confiance dans les dieux qu’ils honoraient, mais non pas avoir la foi. Dans la richesse de cette nouvelle acception de la relation aux dieux, les représentations et les hommages jouent un rôle majeur, sans que les Grecs puissent être qualifiés de croyants.
Νομίζειν τοὺς θεούς : les normes sacrificielles
Après avoir étudié en détail la question des représentations, venons-en aux pratiques et aux sacrifices qui résident au coeur du dialogue instauré par les Grecs avec leurs dieux, à l’aide des approfondissements ici et ici. L’articulation entre le général et le particulier concerne en effet l’ensemble du domaine religieux, et les rituels n’échappent pas aux questionnements précédents : quelle est, dans les pratiques religieuses, la part de ce qui unit les Grecs sur un arrière-plan partagé, et quelle est la part de ce qui les distingue ? Si partage il y a, quel est le fondement de ce partage, en l’absence de toute autorité centralisée ?
Comme pour les dieux de l’Olympe eux-mêmes, le rituel sacrificiel apparaît entièrement constitué dès l’Iliade et l’Odyssée, mettant en scène l’hommage aux dieux par la mise à mort d’un animal domestique. Les descriptions de ces sacrifices restent toutefois assez rares dans la tradition textuelle grecque, apparaissant surtout chez Homère, Aristophane et Ménandre. Quant au lien de ces descriptions à la réalité des sacrifices, plusieurs hypothèses s’offrent à nous :
- Ces descriptions sont un miroir à peine déformés de la réalité
- Ces descriptions sont des constructions purement imaginaires, qui nous informent avant tout de l'intrigue dans laquelle elles prennent place
- Le contrôle de l'auditoire de ces différents textes permet d'espérer saisir quelque chose de ce que les auteurs connaissaient des pratiques rituelles réelles
Les nombreux points de convergence entre les différentes évocations, malgré les siècles d’écart, dressent une trame sacrificielle en arrière-plan, c’est-à-dire la structure minimale associée au mot de sacrifice, la θυσία, quelque chose qui renvoie à la généralité de la pratique. Un extrait de l’Enquête d’Hérodote offre un premier portrait en creux du sacrifice chez les Grecs, en contraste avec celui des Perses.
La mise en regard de cet extrait avec les sacrifices décrit dans les comédies et les épopées permet d’esquisser le déroulement suivant, qui serait commun à tous, inscrit dans les νόμοι :
- Feu à l'autel en vue d'une combustion
- Agent cultuel facultatif
- Sacrifiants couronnés
- Conduite de l'animal à l'autel, avec bandelette
- Musique d'aulos
- Libations
- Jet d'orges rituels
- Invocation et prière, tant pour l'individu que pour la communauté
- Mise à mort
- Découpe en parts
- Déposition de parts à l'autel, et éventuellement sur table
- Enlèvement des parts restantes, et libre disposition de la viande (à cuire sur place ou à emporter)
Mais au-delà de la description des différentes étapes, il s’agit pour nous de déterminer le coeur, le noyau du sacrifice grec dans sa spécificité. Quelle est la manière grecque de sacrifier ? Pour répondre à cette question, il nous faut quitter les textes littéraires pour nous plonger dans une autre source de documentation : les inscriptions et prescriptions gravées sur divers supports, pierre ou métal, par différents groupes sacrifiants. Si les textes littéraires nous permettent d’atteindre un certain degré de généralité dans la structure du sacrifice, peut-on déceler un tel arrière-plan dans la documentation épigraphique, ou n’y trouve-t-on que des variations sur la trame ?
Cette stèle de Larisa, découverte dans une décharge de gravillons, mentionne un sanctuaire (dont elle est probablement originelle) et une déesse centrale qui reste anonyme, entourée d’Artémis, d’autres dieux grecs, Men, et de dieux non grecs dont les noms ont été ou non traduits. Ce document majeur souligne la coexistence de groupes Grecs et non-Grecs dans la Grèce hellénistique. Sur la face la mieux conservée (B), on trouve une liste de consignes pour la pratique du sacrifice dans le sanctuaire en question, avec entre autres des “Prescriptions pour le sacrifice à la déesse selon la norme grecque”. Cela en fait une source sans précédent dans les inscriptions pour comprendre la manière grecque de sacrifier :
Si quelqu’un souhaite sacrifier à la déesse selon la norme grecque, c’est possible avec ce que l’on veut, sauf du porc. Pour ce sacrifice, il faut apporter sur la table comme déposition : un chénicede lagana, un chénice d’homora, trois oboles pour le tronc à offrande, un cotyle d’huile pour lampe et, pour le cratère, un conge de vin; de l’animal sacrificiel, sur la table, la poitrine cuite et la patte crue ; pour la prêtresse, faire cuire les viscères, le foie, le poumon, le diaphragme, le rein gauche et la langue ; le rein droit, les extrémités droites, le cœur, l’omentum, la patte détachée de la poitrine et, de la queue, ce qui est d’usage, comme offrandes sacrées sur le feu.
De ce passage, on peut extraire que la “norme grecque”, telle qu’opposée à une autre norme non explicitée, comprend l’interdit du porc, la fourniture d’aliments et la déposition de parts sur la table, la cuisson de viscères en lien avec la prêtresse, parts à faire brûler à la flamme de l’autel. La construction, dans le texte, de l’opposition à cette autre norme, probablement moyen-orientale, fait également ressortir les prescriptions pour le sacrifice d’un bovin. Celles-ci précisent des attentes quantitatives additionnelles pour cet animal plus massif (davantage de bois, de vin, d’huile, d’or), mais aussi et surtout, elles énoncent que le traitement des parts sacrées doit être le même que pour le petit bétail ; cela signifie qu’une grande quantité de viande est brûlée à la flamme de l’autel, contrairement à ce que décrivait par exemple Aristophane.
L’une des très rares mentions dans la littérature de cette expression de manière grecque de sacrifier apparaît chez Pausanias, au livre I. Phrixos, “amené en Colchide [NB: territoire non grec] par le bélier [NB: à la toison d’or]”, sacrifie ce dernier et “ayant découpé les cuisses selon la norme des Grecs, il les regarde brûler.” Pausanias met ainsi en évidence la coutume grec de prélèvement et combustion d’une part de l’animal lors du sacrifice, opposée à la tradition moyen-orientale attestée de combustion intégrale. Il apparaît donc qu’une norme sacrificielle grecque existe bien, notamment en contraste avec celles des autre peuples où la déposition des parts n’implique aucune combustion : la manière grecque implique de faire se consumer une partie de la viande à la flamme de l’autel.
Ayant dressé cet arrière-plan commun, il est désormais temps d’explorer la diversité des coutumes sacrificielles singulières apparaissant dans le corpus épigraphique. Mentionnons pour commencer qu’un tel corpus est disponible en accès libre grâce au projet CGRN (Collection of Greek Ritual Norms), regroupant un ensemble de plus de 220 prescriptions et inscriptions sur les normes sacrificielles. Si ces prescriptions rituelles épigraphiques ont été, plus d’un siècle durant, regroupées sous le terme de lois sacrées, on lui préfère aujourd’hui celui de norme(s). Cette notion permet en effet de rendre compte à la fois de l’importance de la coutume traditionnelle orale, et du caractère prescriptif de décisions collectives dont le statut n’est pas forcément ni “legal” ni “sacré”. Ajoutons à cette considération celle de la portée globale, du cadre de référence du sacrifice grec, la θυσια. Le sacrifice, quelle que soit la demande particulière associée, est une manière d’entrer en communication avec les dieux ; c’est une sorte de langage. Pour filer la métaphore, on pourrait dire que la trame tissée précédemment correspond à la langue, les motifs spécifiques et locaux à la parole.
La matière épigraphique étant abondante (plus de 500 textes), choisissons de nous pencher plus particulièrement sur l’une des composantes majeures de la découpe en parts dans le sacrifice grec : les viscères, ou σπλάγχνα. Elles étaient déjà mentionnées sur la stèle de Larisa, comme parts sacrées ou ἱερα, indiquant leur situation intermédiaire, sur la voie entre monde humain et monde divin. Lors du sacrifice, une fois que les viscères sont grillées, et que le sacrifiant y goûte, il y a symboliquement commensalité (fait de manger ensemble) et communication avec le destinataire divin (censé se repaître des fumées de combustion).
Ces σπλάγχνα apparaissent surtout dans des documents réglant la vente des sacerdoces dans certaines cités des îles de l’Égée ou de la côte d’Asie mineure, par exemple à Chios, Milet, ou Halicarnasse. L’examen de ces prescriptions fait apparaître un certain nombre de variations entre les pratiques locales et la trame générale : ainsi à Milet, on fait bouillir les dernières vertèbres et la queue, plutôt que de les griller comme en Attique ; de manière régionale, en Asie mineure, il semble que le prêtre reçoive un quart des viscères de l’animal sacrificiel. L’inscription de Chios ci-dessus montre que la déposition des parts a lieu non sur la table, mais sur les genoux et les mains de la statue, ce qui constitue un motif supplémentaire sur la trame générale. Les viscères restent toutefois, de manière consistante, une composante des ἱερα, vecteur de communication entre les hommes et les dieux.
Les viscères remplissent également, et cette considération est largement partagée par l’ensemble des Grecs, une fonction divinatoire. Celle-ci s’illustre dans la bouche du Prométhée d’Eschyle, dans l’extrait ci-dessous, qui évoque l’art divinatoire parmi tous les bienfaits qu’il a dispensés à l’humanité. Aristote note, quant à lui, que ce sont les nombreuses anomalies susceptibles d’être présentes sur les différents organes, en particulier les reins, le foie, le poumon et la rate (calculs, tumeurs, abcès).
Je classai aussi pour eux les mille formes de l’art divinatoire. Le premier je distinguai les songes que la veille doit réaliser et je leur éclairai les sons chargés d’obscures présages et les rencontres de la route. Je déterminai fermement ce que signifie le vol des rapaces, ceux qui sont favorables ou de mauvais augure, les mœurs de chacun, leurs haines entre eux, leurs affections, leurs rapprochements sur la même branche ; et aussi le poli des viscères, les teintes qu’ils doivent avoir pour être agréables aux dieux, les divers aspects propices de la vésicule biliaire et du lobe du foie. Je fis brûler les membres enveloppés de graisse et l’échine allongée, pour guider les mortels dans l’art obscur des présages, et je leur rendis clairs les signes de flamme jusque-là enveloppés d’ombre.
Par les choix opérés lors de leur manipulation, les parts sacrées permettent la communication des hommes vers les dieux, mais aussi la communication des dieux vers les hommes, illustrée par la pratique divinatoire. Les viscères offrent alors une interface particulièrement efficace dans ce type de dialogue. Le statut des viscères comme ἱερα est la langue parlée par tous les Grecs ; les manipulations singulières sont comme une parole que chaque communauté prononce suivant ses traditions et ses besoins.
Sacrifier comme aux héros : le cas des Tripatores
La sphère supra-humaine grecque n’est pas seulement peuplée de dieux, mais aussi de divers héros. Nous n’avons, pour le moment, évoqué ces derniers qu’à l’occasion d’un passage de l’Enquête d’Hérodote, où ce dernier notait que “les Égyptiens ne rendent pas de culte aux héros”. Il utilise à cette occasion ce même verbe νομίζειν, que nous avons abondamment commenté, dans un sens porté sur le rendre hommage à.
Les héros sont nombreux en Grèce ancienne ; même en s’en tenant à ceux qui reçoivent un culte, le profil des figures héroïques est particulièrement variés, d’obscurs héros locaux aux figures largement attestées comme Héraklès ou Amphiaraos. Les évocations littéraires de ces derniers tend à montrer la porosité entre le statut de héros et le statut de dieu, porosité que nous allons étudier essentiellement à travers le filtre cultuel, en s’appuyant sur les approfondissements ici.
(7) Le sacrifice d’offrandes avant les Kotytia et la trêve qui a lieu la cinquième année (c’est-à-dire tous les quatre ans) lorsque l’Olympiade prend cours ; à Zeus Eumenes un animal et aux Euménides un animal adulte et à Zeus Meilichios dans (le lieu ?) de Myskos un animal adulte ; aux (10) Tritopatores impurs comme aux héros, ayant versé du vin par le toit, des neufs portions en brûler une ; ceux à qui c’est religieusement permis sacrifieront un animal et feront la consécration (en le brûlant) ; ayant fait une lustration (avec de l’eau ?), qu’ils oignent (l’autel ?), et aussitôt sacrifient un animal adulte aux Tritopatores purs ; versant un mélange de lait et de miel, une table est dressée et une banquette et qu’ils y mettent un tissu propre et des couronnes (15) et un mélange de lait et de miel dans de nouvelles coupes et des gâteaux et de la viande. Ayant offert des prémices, qu’ils les brûlent et oignent, ayant déposé les coupes (sur l’autel ?). Les sacrifices ancestraux sont faits comme aux dieux. À (Zeus) Meilichios dans (le lieu ?) d’Euthydamos, qu’ils sacrifient un bélier non castré...
Ce sont ainsi les normes rituelles correspondant au culte des héros que nous allons examiner, dans la continuité de la section précédente, avec une première inscription découverte dans la ville sicilienne de Sélinonte et publiée en 1993 ; ayant donné lieu à une abondante bibliographie, ce document complexe fournit une série d’informations précieuses pour le sujet qui nous occupe. Afin d’en améliorer la lisibilité, nous en résumons la structure ci-dessous :
- Sacrifice à Zeus Eumenes
- Sacrifice aux Euménides
- Sacrifice à Zeus Meilichios "dans (le lieu ?) de Myskos"
- Sacrifice aux Tritopatores impurs - comme aux héros
- Sacrifice
- Libation par le toit
- Combustion de la 9e part - par ceux à qui c'est religieusement permis
- Aspersion et onction
- Sacrifice aux Tritopatores purs
- Sacrifice
- Libation
- Mise en place d'une table et d'une couche avec offrandes alimentaires (theoxenia)
- Combustion des prémices
- Onction et déposition de la vaisselle
- Sacrifice à Zeus Meilichios "dans (le lieu ?) d'Euthydamos
Les Tritopatores désignent étymologiquement les “troisièmes pères”, les pères de la troisième génération. Au-delà du strict comptage, leur nom renvoie surtout aux premiers ancêtres, ceux qui ont déclenché le processus de génération : ce sont des ancêtres collectifs, partagés, qui protègent l’idée de génération.
La notion de pureté des Tritopatores a donné lieu à une variété d’interprétations. La première, avec la publication de l’inscription, considérait que l’ensemble formait un seul groupe, impur à l’origine, et qui était purifié par l’opération du sacrifice. Une interprétation à peine plus récente y voit à l’inverse des groupes nettement distincts, chacun recevant un sacrifice spécifique : un rituel “comme aux héros” pour les impurs, un rituel “comme aux dieux” pour les purs. Cette analyse est aujourd’hui largement partagée. Mais si la première hypothèse (de transormation du statut d’un même groupe par le sacrifice) ne résiste pas à l’analyse, il semble que la seconde néglige la possible multiplicité des facettes d’une même entité, que nous avons déjà précédemment vue pour les dieux.
Vinciane Pirenne-Delforge fait ainsi l’hypothèse que les Tritopatores purs et impurs, ne forment en fait qu’un seul et même groupe. Son argumentation s’appuie sur l’Heroikos de Philostrate autour du tombeau d’Achille, seul texte de la Grèce ancienne traitant de héros qui nous soit parvenu, et dont l’extrait qui nous intéresse particulièrement évoque le tombeau d’Achille et les pratiques associées.
S’étant rendus au tombeau ... ils invoquaient Achille. Après avoir couronné le sommet du tertre, ils y creusaient des fosses et égorgeaient le taureau noir comme pour un mort (τὸν ταῦρον τὸν μέλανα ὡς τεθνεῶτι ἔσφαττον)... Après avoir dépecé et fait se consumer intégralement l’animal (ἐντεμόντες δὲ καὶ ἐναγίσαντες), ils redescendaient aussitôt vers le navire et, après avoir sacrifié sur le rivage l’autre taureau, à nouveau pour Achille, et procédé à l’offrande par le panier sacrificiel et les viscères dans le cadre de ce sacrifice-là (car ils accomplissaient ce sacrifice comme pour un dieu), ils s’en allaient à l’aube, emmenant l’animal sacrifié afin de ne pas festoyer en territoire ennemi (καὶ θύσαντες ἐπὶ τοῦ αἰγιαλοῦ τὸν ἕτερον τῶν ταύρων Ἀχιλλεῖ πάλιν, κανοῦ τε ἐναρξάμενοι καὶ σπλάγχνων ἐπ’ἐκείνῃ τῇ θυσίᾳ — ἔθυον γὰρ τὴν θυσίαν ταύτην ὡς θεῷ, — περὶ ὄρθρον ἀπέπλεον ἀπάγοντες τὸ ἱερεῖον,ὡς μὴ ἐν τῇ πολεμίᾳ εὐωχοῖντο).
Pausanias livre quant à lui une description similaire quant aux sacrifices offerts à Héraklès ; l’analyse jointe de ce document et de différentes autres prescriptions pour les sacrifices à Héraklès met en exergue la combustion de la neuvième part, que nous avions déjà trouvée dans l’inscription de Sélinonte. Cette pratique sacrificielle aux héros semble ainsi relever de la trame commune dont nous avons précédemment dressé l’ossature.
Or la complexité de la figure d’Héraklès, dans toutes les cités où il est honoré, ne l’empêche pas d’être une seule et même figure, dont l’évolution du statut s’explique par les traditions narratives. Le cas des Tritopatores, groupe ancestral non clairement déterminé, n’est certes pas entièrement superposable au cas d’Héraklès ; mais au-delà de la similitude dans l’opération sacrificielle, la comparaison permet de nuancer le profil de ces ancêtres. Dans les textes en effet, Héraklès comme Achille sont à la fois héros et dieux. Les mythes expliquent leur changement de statut au travers de leur biographie divine, parce qu’ils en ont une ; le destinataire du sacrifice est toutefois le même, bien que la procédure change en fonction du statut.
À Sélinonte, l’ambiguïté est marquée à la fois par la différence de pratique sacrificielle et par la différence d’épiclèse. L’interaction avec les impurs nécessite certaines précautions, sous peine d’être touché par la souillure de la mort ; la communication est beaucoup plus simple, moins intense, dans le sacrifice aux purs. Il y a gradation dans l’intensité du sacrifice.
Cette gradation dans l’intensité du sacrifice s’illustre également dans l’inscription transcrite ci-dessus, extrait d’un véritable calendrier sacrificiel donnant également des précisions comptables. Pendant le sacrifice, à un certain moment de manipulation des σπλάγχνα, associé à une haute intensité de communication avec le dieu, il y a un basculement de l’ambiance sacrificielle. Le rituel à partir des σπλάγχνα suit une procédure normale, avec offrandes de vin, ce qui n’était pas le cas jusque là. La libation sans vin est le rituel marqué, le rituel de précaution. On retrouve une double manipulation pour un même sacrifice à un même destinataire. Si la structure n’est pas la même que celle des sacrifices aux Tritopatores, on voit tout de même un changement d’attitude du sacrifiant en regard d’un seul et même destinataire.
Il nous reste une question à résoudre : comment comprendre que ces ancêtres génériques puissent être impurs ? Première hypothèse : l’impureté supposée serait celle de certains membres dans les premiers temps de leur vie ; ils seraient alors purs et impurs, comme Achille et Héraklès sont héros et dieux. Deuxième hypothèse : l’impureté se rapporte au fait qu’ils furent un jour des défunts, des cadavres, donc une source potentielle de souillure pour les vivants en contact avec leur sépulture. Les lieux de culte aux Tritopatores en Attique montrent des rituels marqués par la précaution, renforçant cette seconde hypothèse, comme une grande variété de rituels dédiés aux héros entre mortalité affirmée (impureté) et quasi-divinité (pureté). En sacrifiant aux ancêtres impurs comme à des héros, et immédiatement ensuite aux purs comme à des dieux, on ne transforme pas les destinataires, mais on reconnaît leurs différents statuts et on adapte le rituel à leurs différentes facettes.
Le monde supra-humain des Grecs est peuplée de figures nombreuses et complexes, dont le statut n’est pas figé selon une catégorisation rigide en dieux, héros, et humains mortels. La plasticité du polythéisme est manifeste dans la fluidité des limites, sanctionnées par des rituels sacrificiels qui constituent un véritable langage de communication avec la sphère supra-humaine. Par le prisme de la tension entre le général et le particulier, on constate que des figures comme les Tritopatores sont ambivalentes partout où elles sont honorées, mais chaque communauté s’approprie cet arrière-plan commun pour le décliner selon des modalités qui lui sont propres : ainsi à Sélinonte, les Tritopatores sont qualifiés par les épiclèses “purs” et “impurs”, ce qui n’est pas le cas en Attique sans que nous puissions savoir pourquoi.
La religion grecque entre unité et diversité
Pour cette dernière étape de notre voyage, explorons la dimension topique, c’est-à-dire l’ancrage dans le territoire, de la relation que les Grecs entretenaient avec la sphère supra-humaine. Revenons pour ce faire au point de vue local, et appuyons-nous une dernière fois sur l’Enquête d’Hérodote (et les approfondissements ici) pour répondre à la question suivante : Quand un Grec arrivait dans une cité qui n’était pas la sienne, qu’en était-il de la représentation des dieux qu’il y croisait, et de l’accès au culte qu’il voulait éventuellement leur rendre ?
Cette question remet au premier plan la définition de l’Hellenikon donné par Hérodote au livre VIII : “l’Hellenikon, même sang et même langue, des établissements communs des dieux ainsi que des sacrifices, des moeurs et des manières semblables […]”. Comme nous l’avons vu lors de la première évocation de cet extrait, ces établissements communs ne font pas, à eux seuls, de la religion un facteur d’unité grecque ; ils renvoient en réalité aux sanctuaires panhelléniques où les Grecs se réunissaient pour offrir des sacrifices. Notre question trouve donc sa légitimité à l’échelle de la polis, où il ne s’agit plus d’opposer la Grèce aux autres civilisations, et où peut se manifester la tension entre le général et le particulier.
Hérodote nous offre, une fois de plus, un élément d’éclairage sur cette question. L’extrait ci-dessus raconte la révolte de l’Ionie, élément déclencheur des Guerres médiques. Au coeur de ce récit viennent se loger deux digressions, portant respectivement sur l’histoire d’Athènes et sur l’histoire de Sparte. Nous voyons ici l’épisode lié à Athènes : vers -510, grâce en particulier à l’intervention du roi Cléomène de Sparte et de son armée, la tyrannie prend fin à Athènes avec la fuite d’Hippias. Deux hommes forts émergent alors sur la scène politique athénienne : Clisthène et Isagoras, tous deux issus de familles aristocratiques, mais porteurs de visions bien distinctes de la politique. Clisthène entreprend en effet une réforme en profondeur du corps civique athénien, en répartissant les citoyens en dix tribus mélangeant étroitement les gens de la côte, du centre de l’Attique et du centre urbain : en mêlant ainsi les différentes régions, il cherche à éviter les groupes de pression locaux. Se développe ainsi l’isonomie, et ce que les Athéniens appellent eux-mêmes la démocratie, qui se renforceront dans le courant du Ve. S’alliant ainsi au demos, Clisthène obtient un avantage significatif sur son adversaire Isagoras, qui souhaite revenir au système d’avant la tyrannie, dirigé par l’aristocratie. Isagoras voit la situation lui échapper, et fait alors une nouvelle fois appel à Cléomène et aux Spartiates pour se rendre maître d’Athènes. La tentative échoue face au Conseil d’Athènes, et les Lacédémoniens sont renvoyés chez eux.
L’extrait d’Hérodote s’inscrit dans ce contexte, relatant un moment (historiquement hypothétique) où Cléomène monte sur l’Acropole et tente de rentrer dans le sanctuaire d’Athéna. La prêtresse lui oppose alors qu’il est interdit aux Doriens d’y pénétrer. Ce phénomène se retrouve dans un extrait du livre VI, où le même Cléomène se voit refuser l’entrée d’un sanctuaire d’Héra à Argos, sous prétexte “[qu’]il n’était pas permis à un étranger de sacrifier en ce lieu”. Dans les deux cas, c’est l’approbation divine que Cléomène allait chercher.
[...] dans l’intention de sacrifier à l’Héraion. Alors que Cléomène désirait sacrifier lui-même sur l’autel, le prêtre l’interpella, en lui disant qu’il n’était pas religieusement permis à un étranger de sacrifier en ce lieu. Cléomène ordonna aux hilotes qui éloignaient le prêtre de l’autel de le flageller tandis que lui-même procédait au sacrifice.
L’une et l’autre scène jouent sur des presciptions sacrificielles bien connues des lecteurs d’Hérodote, typiquement des interdictions. C’est ainsi qu’à Argos, Hérodote mentionne non pas une interdiction d’accès, mais une interdiction pour les étrangers de sacrifice sur initiative propre sans intermédiaire local. Ce type d’interdiction se manifeste également dans les prescriptions écrites, par exemple CGRN 41 (Chios, v. 425-350 av. J.-C.) : “Mais pour l’étranger […], le prêtre sacrifie pour lui”. Le registre n’est donc pas purement narratif ou descriptif, mais joue sur les attentes et les connaissances des lecteurs.
Ces épisodes, et en particulier l’épisode athénien, nous fournissent des éléments de réflexion sur le polythéisme grec. Retenons-en deux : l’interdiction opposée par la prêtresse, et le fait que Cléomène se revendique Achéen.
Penchons-nous tout d’abord sur le refus opposé par la prêtresse à Cléomène, lorsque ce dernier tente de s’adresser à la déesse Athéna en tant que protectrice d’Athènes. On sait par ailleurs que l’une des fonctions du personnel de culte était de faire respecter les règles en vigueur ; or l’entrée d’un certain nombre de sanctuaires était interdit à certaines catégories de personnes, de manière très variée et essentiellement locale. Certains de ces interdits sont liés à des contraintes de pureté ou d’initiation, circonstances précises ; laissant ceux-ci de côté, trois composantes de la population sont susceptibles d’interdiction : les étrangers, les femmes et les esclaves. Ce n’est pas une question de tabou ou d’accès à un sanctuaire particulier, mais une question de statut.
Certaines prescriptions témoignent de cette interdiction pour les étrangers d’accéder à certains sanctuaires. Une inscription de Délos, attribuée à des linteaux de porte d’un sanctuaire au fondateur mythique de la ville (Anios), et datée du Ve - IVe siècle av. J.-C., répète ainsi ξένωι οὐχ ὁσίη ἐσιέναι, c’est-à-dire à un étranger, il n’est pas religieusement permis d’entrer. Dans l’île voisine de Paros, une injonction comparable est émise à l’encontre des étrangers Doriens. De même à Mykonos, vers la fin du IIIe siècle av. J.-C., une inscription majeure (CGRN 156) détaille le calendrier sacrificiel pour fêter l’unification de deux cités. Ces célébrations présentent un fort accent communautaire, local, et sont elles aussi interdites aux étrangers.
De telles interdictions se retrouvent assez rarement explicitement par écrit. Face à de tels textes, le chercheur est confronté à un choix entre plusieurs opinions. Que fait-on en effet face à une injonction d’interdit ? On peut considérer que ceux qui sont explicitement interdit en contexte précis ou exceptionnel sont habituellement admis ; seul le contraste est noté. On ne peut toutefois pas exclure que ce genre d’inscription consigne par écrit et explicitement une pratique qui était auparavant tacite et implicite. Les deux options peuvent être valides, ce qui nous laisse quelque peu dans le flou.
Le 12 Posideon, à Poséidon Temenitès, un bélier qui l’emporte par sa beauté, de couleur blanche, non castré ; le bélier n’est pas amené dans la cité ; le dos et l’omoplate sont entaillés ; on verse une libation sur l’omoplate ; au prêtre, la langue et l’épaule ; le même jour, à Poséidon Phykios, un agneau blanc, non castré ; ce n’est pas religieusement permis à une femme et, sur la taxe des poissons, que le conseil donne 20 drachmes quand il achète les animaux sacrificiels.
L’inscription de Mykonos est exemplaire, puisqu’en dehors de l’interdiction adressée aux étrangers, elle fait partie de la dizaine de sources mentionnant une interdiction adressée aux femmes. D’autres sources sont moins claires, ou plus difficiles à interpréter car fractionnaires. Le profil du dieu permet probablement d’expliquer cette interdiction dans un certain nombre de cas. Ainsi, l’inscription de Mykonos mentionne l’interdiction aux femmes dans le cadre d’un sacrifice à Poséidon Phykios. Ce “dieu des algues” masculin reçoit en sacrifice un animal non castré, donc dont la dimension mâle est particulièrement soulignée ; cet animal est acheté sur la taxe des poissons, donc lié à l’activité de la pêche. Cet ensemble de caractéristiques lie particulièrement ce sacrifice à l’aspect masculin, et joue sans doute un rôle prédominant dans l’interdiction aux femmes de participer. Il reste malheureusement difficile de généraliser ce qui relève de choix spécifiques d’un groupe à un moment de son histoire.
Revenons-en à la question des étrangers, pour laquelle nous disposons au contraire de règles générales sur la place d’un Grec dans une cité qui n’est pas la sienne. Le ξένος est en effet l’étranger avec lequel il est possible d’entrer en relation grâce à des références culturelles communes, ne serait-ce que par la langue partagée : c’est avant tout un hôte, et essentiellement un Grec, ce qui est mal transmis par le terme français d’étranger. Le ξένος n’avait pas accès aux rouages politiques de la cité dont il n’était pas citoyen ; les cités prévoyaient alors des mécanismes d’intermédiation, pour la politique comme pour les institutions religieuses, et l’interdiction restait rare. Lorsqu’Hérodote la met en avant, c’est dans un contexte où un ξένος cherche à rentrer directement en contact avec la divinité tutélaire d’une ville : quand la prêtresse refuse à Cléomène le droit d’entrer, c’est non seulement d’entrer dans le sanctuaire d’Athéna, mais aussi d’entrer dans Athènes sur un plan symbolique.
Ces différents points nous apportent un contexte important pour comprendre le deuxième point : pourquoi Cléomène se revendique-t-il Achéen ? Comprendre cette revendication va nous permettre d’affiner notre considération de l’ancrage local des divinités, et de leurs liens avec un imaginaire partagé. Dans le monde de l’époque de Cléomène, être Achéen signifie venir de la partie nord du Pélopponèse. Toutefois, rappelons-nous qu’Hérodote est considéré par les Grecs eux-mêmes comme le plus homérique des historiens ; l’épisode prend alors une autre tournure. Dans la tradition épique en effet, et tout particulièrement dans l’Iliade, c’est en tant qu’Achéens que le poète désigne majoritairement les Grecs faisant le siège de Troie ; on les identifie également, mais plus rarement comme Danéens. Les guerriers grecs homériques sont donc des Achéens ; ce serait alors cette référence qu’Hérodote ferait jouer dans la bouche de Cléomène, jouant sur l’imaginaire et les références culturelles partagées de ses lecteurs. Faisant un parallèle avec le chant VI de l’Iliade où Athéna refuse de protéger Troie malgré les prières de ses habitants, étant “hors-sol”, Hérodote met en scène un Cléomène se prenant pour Agamemnon (lui aussi roi de Sparte), et venant quérir en guerrier victorieux le refus d’Athéna de protéger la ville. La différence est bien sûr qu’Athéna est cette fois enracinée dans la cité d’Athènes, et qu’elle n’abandonne pas sa communauté locale.
Conclusion
Concluons notre parcours et exploration du polythéisme grec, entre unité et diversité, en nous appuyant sur ces derniers éléments. Cette Athéna que nous évoquons depuis quelques temps, de quelle déesse s’agit-il ? Un Grec arrivant dans une cité qui n’est pas la sienne, un ξένος, comment perçoit-il les divinités qu’il y rencontre ? Présente sur l’acropole de Troie, présente sur l’acropole d’Athènes, Athéna est également présente … sur l’acropole de Sparte, avec l’épiclèse Polioukos, celle qui tient la cité !
Tout est en réalité une question de perspective. À l’échelle locale, dont témoigne Hérodote, Athéna témoigne sa bienveillance envers la seule communauté locale qui l’a installée (rappelons-nous idruein) en ce lieu. Cette communauté locale, Cléomène n’en fait pas partie, et il ne peut donc pas s’adresser à l’Athéna locale. Mais si nous voyons à raison une référence homérique dans le fait que ce dernier se revendique Achéen, cet épisode athénien montre que l’Athéna hors-sol des traditions narratives pouvait entrer en résonance avec les cultes que les communautés locales lui rendaient dans leur acropole ou ailleurs, en l’enracinant dans leur territoire. Ce lien passait et se révélait par le nom de la divinité elle-même : dans ces différentes configurations, il y a Athéna.
Les dieux grecs sont profondément topiques, locaux, dans la mesure où ce sont les cultes rendus par les communautés locales qui font d’eux les dieux qu’ils sont, par opposition à une révélation générique qui affirmerait leur existence et définirait les obligations des fidèles. Cependant, l’existence même d’un imaginaire partagé, comme la tradition homérique, ne saurait être négligé pour comprendre les choix opérés par les différentes communautés parmi l’éventail des divinités disponibles. La relation avec les multiples interlocuteurs, puissances du monde supra-humain qui vivaient parmi les hommes, était fondée sur une expérimentation continue. Cette expérimentation mobilisait des faisceaux de représentations puisées à toutes les sources des savoirs sur les dieux, celles de l’expérience rituelle comme celles des traditions narratives et iconographiques, des plus sublimes aux plus modestes.